Extrait
ÉRYXIMAQUE
Le Ballet au XIXe siècle, 1921pag9 O.JPG
Socrate, je meurs !… Donne-moi de l’esprit ! Verse l’idée !… Porte à mon nez tes énigmes aiguës !… Ce repas sans pitié passe toute appétence concevable et toute soif digne de foi !… Quel état que de succéder à de bonnes choses, et que d’hériter une digestion!… Mon âme n’est plus qu’un songe que fait la matière en lutte avec elle-même !… Ô choses bonnes et trop bonnes, je vous ordonne de passer !… Hélas, depuis la chute du jour que nous sommes en proie à ce qu’il y a de meilleur au monde, ce terrible meilleur multiplié par la durée, inflige une insupportable présence !… À la fin, je péris d’un désir insensé de choses sèches, et sérieuses, et tout à fait spirituelles !… Permets que je vienne m’asseoir auprès de toi-même et de Phèdre ; et le dos délibérément opposé à ces viandes toujours renaissantes et à ces urnes intarissables, laisse-moi que je tende à vos paroles, la coupe suprême de mon esprit. Que disiez-vous ?
PHÈDRE
Rien, encore. Nous regardions manger et boire nos semblables…
ÉRYXIMAQUE
Mais Socrate ne laissait pas de méditer sur quelque chose ?… Peut-il jamais demeurer solitaire avec soi-même, et silencieux jusque dans l’âme ! Il souriait tendrement à son démon sur les bords ténébreux de ce festin. Que murmurent tes lèvres, cher Socrate?
SOCRATE
Elles me disent doucement : l’homme qui mange est le plus juste des hommes…
ÉRYXIMAQUE
Voici déjà l’énigme, et l’appétit de l’esprit qu’elle est faite pour exciter…
SOCRATE
L’homme qui mange, disent-elles, il nourrit ses biens et ses maux. Chaque bouchée qu’il sent se fondre et se disperser en lui-même, va porter des forces nouvelles à ses vertus, comme elle fait indistinctement à ses vices. Elle sustente ses tourments comme elle engraisse ses espérances ; et se divise quelque part entre les passions et les raisons. L’amour en a besoin comme la haine ; et ma joie et mon amertume, ma mémoire avec mes projets, se partagent en frères la même substance d’une becquée. Qu’en penses-tu, fils d’Acumène ?
ÉRYXIMAQUE
Je pense que je pense comme toi.
SOCRATE
O médecin que tu es, j’admirais silencieusement les actes de tous ces corps qui se nourrissent. Chacun, sans le savoir, donne équitablement ce qui leur revient, à chacune des chances de vie, à chacun des germes de mort qui sont en lui. Ils ne savent ce qu’ils font, mais ils le font comme des dieux.
ÉRYXIMAQUE
Je l’ai observé depuis longtemps : tout ce qui pénètre dans l’homme, se comporte dans la suite très prochaine comme il plaît aux destins. On dirait que l’isthme du gosier est le seuil de nécessités capricieuses et du mystère organisé. Là, cesse la volonté, et l’empire certain de la connaissance. C’est pourquoi j’ai renoncé, dans l’exercice de mon art, à toutes ces drogues inconstantes que le commun des médecins imposent à la diversité de leurs malades ; et je m’en tiens étroitement à des remèdes évidents, conjugués un contre un par leur nature.
PHÈDRE
Quels remèdes ?
ÉRYXIMAQUE
Il y en a huit : le chaud, le froid ; l’abstinence et son contraire ; l’air et l’eau ; le repos et le mouvement. C’est tout.
SOCRATE
Mais pour l’âme, il n’y en a que deux, Éryximaque.
PHÈDRE
Lesquels donc?
SOCRATE
La vérité et le mensonge.
PHÈDRE
Comment cela ?
SOCRATE
Ne sont-ils pas entre eux comme la veille et le sommeil ? Ne cherches-tu pas le réveil et la netteté de la lumière, quand un mauvais rêve te travaille ? Ne sommes-nous pas ressuscités par le soleil en personne, et fortifiés par la présence des corps solides ? — Mais, en revanche, n’est-ce point au sommeil et aux songes, que nous demandons de dissoudre les ennuis, et de suspendre les peines qui nous poursuivent dans le monde du jour ? Et donc, nous fuyons de l’un dans l’autre, invoquant le jour au milieu de la nuit ; implorant, au contraire, les ténèbres, pendant que nous
avons la lumière ; anxieux de savoir, trop heureux d’ignorer, nous cherchons dans ce qui est, un remède à ce qui n’est pas ; et dans ce qui n’est pas, un soulagement à ce qui est. Tantôt le réel, tantôt l’illusion nous recueille ; et l’âme, en définitive, n’a point d’autres ressources que le vrai, qui est son arme, — et le mensonge, son armure.
ÉRYXIMAQUE
Bien, bien… Mais ne crains-tu pas, cher Socrate, une certaine conséquence de cette pensée qui t’est venue?
SOCRATE
Quelle conséquence?
ÉRYXIMAQUE
Celle-ci : la vérité et le mensonge tendent au même but… C’est une même chose qui, s’y prenant diversement, nous fait menteurs ou véridiques ; et comme, tantôt le chaud, tantôt le froid, tantôt nous attaquent, tantôt nous défendent, ainsi le vrai et le faux, et les volontés opposées qui s’y rapportent.
SOCRATE
Rien de plus sûr. Je n’y puis rien. C’est la vie même qui le veut : tu le sais mieux que moi, qu’elle se sert de tout. Tout lui est bon, Éryximaque, pour ne jamais conclure. C’est là ne conclure qu’à elle-même… N’est-elle pas ce mouvement mystérieux qui, par le détour de tout ce qui arrive, me transforme incessamment en moi-même, et qui me ramène assez promptement à ce même Socrate pour que je le retrouve, et que m’imaginant nécessairement de le reconnaître, je sois ? — Elle est une femme qui danse, et qui cesserait divinement d’être femme, si le bond qu’elle a fait, elle y pouvait obéir jusqu’aux nues. Mais comme nous ne pouvons aller à l’infini, ni dans le rêve, ni dans la veille, elle, pareillement, redevient toujours elle-même ; cesse d’être flocon, oiseau, idée ; — d’être enfin tout ce qu’il plut à la flûte qu’elle fut, car la même Terre qui l’a
envoyée, la rappelle, et la rend toute haletante à sa nature de femme et à son ami…